L E S E F F A C É S
L E S E F F A C É S
SANDRA
RICHARD
Présentation
2024
Comment créer avec un presque rien ? C’est dans une logique d’économie des moyens de création que je pense fréquemment mon travail. A travers des gestes et formes qui démontrent la fragilité d’un état, s’entrelacent divers médiums de la création contemporaine. Ainsi, sous la forme d’œuvre sur papiers transformés - perforation à l’aiguille, découpe au scalpel, gaufrage -, de gravure, de peinture ou d’installation, le monochrome affirment cette recherche de sobriété et de radicalité. Charmée par la couleur blanche, qui joue de l’ombre et de la lumière, qui est couleur lorsqu’elle se conjugue et sait également se faire discrète, j'use de variations subtiles, essentiellement en ton sur ton, afin de faire émerger des lieux énigmatiques où l'architecture, l'habitat, le végétal et le corps sont omniprésents. J’embrasse des notions antithétiques telles que la présence et l’absence, le visible et l’invisible, l’ombre et la lumière, la vie et la mort, l’écoulement du temps et ses effets perceptifs. Cela, à travers des processus de répétions et / ou variations de formes, de motifs, de gestes. Plus largement, mon travail évoque une manière d’habiter le monde dans sa présence la plus élémentaire.
À propos de l'exposition personnelle "Est-ce la nature du monde d'être secret ? "
par Pascal Marquilly
2022
Un doigt effleurant à peine la bouche, alors que les yeux pétillent d’une connivence soudaine. Il peut y avoir autour de nous bien des personnes mais une seule recevra l’invitation à tenir au secret une confidence, un sourire, un clin d’œil, un fragment d’intimité. A ce moment-là, peu importe de comprendre vraiment, peu importe de savoir à quoi fait référence l’instant partagé. On l’attrape au vol discrètement et on dissimule aussitôt cette poussière d’éternité au fond d’un coffre dont on prendra soin d’en perdre la clef. Ainsi s’enfouit un secret sur lequel il sera bien temps de s’adosser pour étayer une relation qui s’amusera elle, de le garder au chaud sans jamais le nommer.
Autrement, il y a des choses que l’on préfère garder pour soi, dans un soupir courtois, rythmant notre musique intérieure. Ne pas tout dire, ne pas tout dévoiler, d’autant que souvent on ne sait pas exactement ce qu’il y aurait à divulguer à bien y penser. Ca résiste et il est bon de laisser passer la vaguelette, de découvrir les plis striant le sable s’effacer dans le ressac. Il est alors temps de fermer les yeux et de laisser l’obscurité nous envahir.
Derrière les paupières, il est fascinant d’observer l’intériorité de notre âme, de flotter avec elle, délivrant certain message, se réservant pour d’autre. Il est toujours étonnant de tenter de décrypter les sentiments qui nous habitent, d’en apprécier la volatilité ou au contraire la prégnance, et d’en accepter les mystères.
Pourtant, il est paradoxalement plus que jamais nécessaire d’ouvrir les yeux. Que nous réservent nos sociétés en permanence sous la pression d’injonctions toujours plus insistantes, toujours plus exclusives ? La tendance générale est bien de pousser à ce que les uns se dressent contre les autres. Tant que ça consomme, tant que ça se divertit, tant que c’est l’inconscient qui préside, tout va bien. D’autant que les outils à disposition du décervelage programmé ne manquent pas.
Par exemple, la généralisation à tout va des réseaux sociaux et l’exploitation effrénée des données personnelles qui leur sont liée, tout autant que la traçabilité dont chacun est une victime consentante ou pas, nous entraînent irrémédiablement dans un basculement vertigineux des sphères de l’intime vers celles de l’extime. Les outils technologiques connectés en permanence et quasiment greffés à notre corps défendant sont les instruments d’une dépendance particulièrement vicieuse. Non seulement notre propre image est jetée en pâture, mais nous sommes surtout l’objet d’une manipulation qui prend un malin plaisir à renverser les codes de la représentation, flirtant allègrement avec une certaine pornographie. Tout est visible, tout est spectacle et les moindres scories, pour peu que l’on n’y prenne pas garde, s'érigent en paradigme de notre individualité. A chacun sa communauté, à chacun ses followers, à chacun ses interactions, à chacun ses like, à chacun ses domaines, dont l’autre n’est qu’un simple passager. Pourtant, tout cela est plus proche du faux-semblant que du vivre ensemble. Mais par effet d’accumulation interdépendante, notre surmoi numérique prend l’avantage dévorant sans pitié notre conscience, ou sa disponibilité pour d’autres aventures plus utopiques.
L’exposition conçue par l’artiste tisse délicatement un entrelacs de questions nous incitant à reconsidérer notre rapport au monde. Il y a urgence disait Deleuze : "Tout se passe comme si dans la pire urgence, il y a le feu, il y a le feu, il faut que je m’en aille, je me disais, non non il y a quelque chose de plus urgent, quelque chose de plus urgent, et je ne bougerai pas tant que je le saurai pas." Alors que nous sommes bombardés d’exhortations profondément contradictoires. Alors que les urgences sociales et écologiques sont reléguées dans les décharges mentales aménagées vertement par les positions politiques de la quasi-totalité des dirigeants. Alors que les démocraties s’écroulent sur elles-mêmes, entraînées par le poids de leurs errements. Alors qu’un état totalitaire déclenche une guerre aux portes de l’Europe en brandissant la peur d’un cataclysme nucléaire en étendard. Alors qu’un sentiment rampant d’impuissance pousse nombre d’entre nous à une révolte aveugle, il est effectivement impératif de ne surtout plus bouger.
Tentons l’exercice à nouveau : ouvrir les yeux et les fermer. Entre ces deux gestes infimes, entreprendre une introspection où l’on portera une attention redoublée à ce qui entre en nous et à ce qui en sort, être en dedans et en dehors, évoluer au centre d’une fabrique de l’image, de nos propres fictions, et accepter les discrétions secrètes qui les fondent. Peut-être faut-il, devant une image, non seulement se poser la question de sa provenance, de ce qu’elle dévoile ou cache en elle, ce pourquoi elle nous attire ou au contraire nous repousse, mais aussi entendre qu’elle nous regarde, qu’elle nous épie, qu’elle nous rapporte quelque chose du monde et de nous-mêmes.
C’est à mon sens ce que nous propose Sandra Richard qui rend aussi hommage à la philosophe Anne Dufourmantelle dont la lecture du livre Défense du secret (ed. Payot, 2015) a initié cette exposition.
À propos de l'oeuvre "Corps céleste" (2020), par Pascal Marquilly
2020
L’œuvre fait face aux dessins à la précision quasi chirurgicale de Clément Vuillier, et propose en miroir un paysage céleste, élevant le regard vers les étoiles. Une cartographie parcellaire d’une constellation imaginée qui se serait déposée délicatement sur le papier, comme une empreinte venue de l’univers. On se souviendra de la sonde Voyager 1 qui évolue désormais au sein du milieu interstellaire, artefact humain le plus éloignés de la terre à ce jour, embarquant le Golden record, un enregistrement d’images, de sons et de textes proposant un portrait de la diversité de la vie et des cultures terrestres. Cette œuvre retourne la situation, comme si l’univers nous avait laissé une trace, un message peut être, nous donnant à voir sa constitution astronomique, en quelques bulbes, évoquant l’infini au delà de la perception humaine, tant physique qu’intellectuelle. Il est effectivement difficile de se représenter l’univers tant celui-ci, par son extension perpétuelle, échappe aux concepts qui régissent notre vie, ici bas. Nous sommes devant l’inconnu, provoquant une sensation de vide dont on sent confusément qu’il est nécessaire de là laisser croître en nous, nous soustrayant peu à peu pour qui laisse s’y prendre, de nos propres errements.
À propos des oeuvres "Espace d'abandon" (2014), par Pascal Marquilly
2020
Ces deux dessins aux points plus ou moins proches les uns des autres, créant des masses plus ou moins claires, plus ou moins sombres, découpent sur le blanc du papier des ensembles architecturaux composés de barres d'immeubles d'une banlieue lointaine. Et celle-ci disparaît dans la brume, comme dans un songe. Mais c'est bien la périphérie de la ville qui s'exprime ici, lointaine et séparée, où de nombreux individus tentent de joindre les deux bouts, abandonnés par les pouvoir publics à leur propre sort et subissant de plein fouet les soubresauts des crises diverses et toujours plus nombreuses qui traversent nos sociétés. Il s'agit là aussi d'une disparition, d'un éloignement d'une certaine frange de la population du coeur de la ville, de ses poumons économiques, de ses merveilles... C'est une vision de la mégalopole tentaculaire, s'étendant au seuil liminal de la perception et de fait disparaissant dans le flou d'une vision, elle limitée et contrainte par le gigantisme et la tentaculaire expansion urbaine.
"Effacement", par Jean-Paul Gavard-Perret
Le Salon Littéraire, 2016
Sandra Richard a acquis une conviction : les images doivent être bien autre chose que la possession carnassière des apparences, autre chose que cette mimesis en laquelle, depuis la Renaissance italienne, elles se sont splendidement fourvoyées et dont le prétendu "réalisme" représente la forme la plus détestable. La créatrice se barricade contre l'invasion de cette sorte d'espoir illégitime. Les moyens plastiques sont convoqués pour un effacement mais afin de produire un ébranlement du regard par une poussée particulière fait de gaufrages et de piquages afin que cette très vieille chose qu’on nomme l'Art parle autrement.
« Dépeupleuse » de la représentation Sandra Richard en quelque sorte l’écarte. Néanmoins le travail reste intensément fort afin de créer d’autres suggestions et propositions. Des suites de formes s'enveloppent les unes dans les autres. Le dessin demeure mais blanc sur blanc, loin de la grimaces des couleurs selon une traction extrême digne des estimables abstracteurs de quintessence.
Tout en ne se séparant pas de toute figuration l’artiste détrône le visible afin de produire une ouverture qui n'a rien d’une impasse. Se nouent dans l’immaculé la lumière et l’obscurité. Là où l’art semble introuvable et où s’ouvre un vide illimité, l’Imaginaire pictural creuse le monde en se démettant de tout chaînon expansif. L’énoncé graphique se dissout dans la plénitude lacunaire de ses blancs. En cette approche on pourrait croire voir émerger une nostalgie éperdue de la pureté. Mais ne faudrait-il pas voir, plutôt, une accession à la "réalité du rien" ou à la visible absence de l'absence?
"Séquences et variations de structures bruitistes", par Philippe Langlois
Revue Fusée n°20, 2011
Ces planches dessinées que Sandra Richard appelle "séquences" ouvrent vers une recherche graphique qui dépasse largement la sphère du dessin abstrait noir et blanc, réalisé au stylo à encre, pour investir une dimension secrète quasi subliminale. Au-delà d'un travail qui, de prime abord, semble toucher à l'aspect organique de la matière, se dessine un projet plus vaste que l'artiste relie volontiers à la notion de "variations de structures bruitistes". Cette approche ne s'inscrit donc pas seulement dans une démarche graphique minimaliste, à partir de la figure unique du point, mais propose tout un jeu subtil d'ombre et de lumière entre l'espace vierge du papier et la densité variable des points qui en noircissent la surface.
De par leur nature "bruitiste", ces dessins induisent également une forme de synesthésie qui interroge les limites de la transposition d'une image graphique en espace sonore. Au-delà du dessin pourrait alors, mentalement, surgir un son, plutôt un bruit, dans son acception acoustique, non sans lien avec certains aspects de la musique minimaliste électroacoustique et l'emploi de "drones" dans la musique du compositeur américain La Monte Young ou "d'ambiances sonores" dans les films de David Lynch.
Chaque séquence peut devenir alors un concert acoustique mental et la densité du noir et blanc peut être associée à l'idée d'amplitude, les traits devenir des fréquences dans un spectre sonore relatif déterminé par le cadre, les points eux-mêmes se transmuer en une infinité de petits craquements harmonisés...
Délibérément montrés sans la dimension sonore, ces dessins participent d'une fascinante expérience de synesthésie évitée, détournée, sinon volontairement inachevée, où l'écoute muette se projette dans des espaces acoustiques imaginaires.
"Le point", par Sandra Richard
Texte lu à l'occasion de la performance "Territoire du M2" de Fred Forest
Centre Georges Pompidou, 2017
Une question demeure : Comment faire avec du presque rien ? Partir du point. Sa discrétion, sa concision et même sa radicalité C'est déjà quelque chose. La figure du point, symbole récurant dans mon travail, est la plus petite forme de représentation. Le point, c'est le punctum en latin, qui signifie la piqûre, le petit trou. C'est aussi le hasard. Pungo, signifie « je perce ». Je perce la surface cotonneuse du papier à l'aide d'une aiguille, d'un compas ou autres outils suffisamment pointu. La surface est entaillée, marquée, blessée. Comment créer de la matière sans matière ? Sans ajout ? Par le geste donc, en tant que tel. Le dessin demeure, blanc sur blanc. Des incisions multiples dans et à travers le plan. ll y a là, sans doute quelque chose qui relève du corps s'apparentant à de la chair, aux pores de la peau. Le point c'est aussi le trou noir. Trou noir dans l'univers. Il y a les constellations. Trou noir de la pupille qui regarde, l'espace vide du corps. Le point, l'état limite de l'abstraction, le centre, l'origine. Atome de solitude. Le point se fait également ponctuation. Il termine une phrase. On reprend son souffle. "Il n'est point" désigne bien qu'"il n'y a pas". Encore un vide... Un vide qui n'est peut être pas autre chose finalement qu'une ouverture... Mais pour aller où ?
A propos de la série "Les temps flottants", par Sandra Richard
2011
C’est dans une écriture du ressassement où chaque forme interminablement répétée se déploie dans un espace sans perspective que cette série de dessins nous laisse à penser le phénomène de l’écoulement du temps. Par la minimalité du geste, cet acte performatif donne réalité et authenticité au temps passé, irrévocable. C’est un geste qui creuse le temps, comme une lutte contre l’impatience, contre la hantise de l’interminable où le temps s’affirme et ce dérobe à lui-même. C’est parce que « la patience est l’épreuve de l’impatience » nous dit Maurice Blanchot que mes dessins sont dans un entre-deux entre tension et apaisement. La patience n’est pas inagissante, elle s’appréhende dans un temps qui n’est plus celui de la vie quotidienne pour se poser et se reposer dans un temps distendu, comme dilaté : un «temps-flottant». Un geste à la limite du désoeuvrement à refaire continuellement se qui vient d’être fait comme pour le nier. Cette pratique du faire-et-défaire génère une continuité de mutations incessantes et constitue l’unité même de ces images qui semblent à la fois dans une sorte de tranquillité silencieuse, immobiles et achevées, et faites de perpétuelles variations générant toutes les subtilités de leur propre mouvement.
Les temps flottants 1/3 (détail), Encre sur papier, 21,5 x 33,5 cm, 2011
Analyse de l'oeuvre "I'm sitting in a room", du compositeur Alvin Lucier, par Sandra Richard
2016